Texts
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Entretien:
Gwendoline Corthier/Baptiste Aimé, 2020.
1. Tes œuvres sont traversées par une dimension dystopique, empreintes de la violence quotidienne. Dans « Who I Am Inside the Machine » (2020), le regardeur est invité à faire corps avec une série d’écrans exposant des radiographies, tandis que Ilots (2020) renvoi aux architectures totalitaires. De quelles manières ton appréhension de l’environnement – anxiogène – dans lequel nous vivons se traduit-elle dans ton travail ?
Je pense que la première chose c’est le rapport au corps, la position du corps. Mon travail est traversé par ça en rapport aux limites construites par l’architecture, l’architecture totalitaire plus précisément. Ce sont des mécanismes qu’on retrouve encore aujourd’hui, je viens questionner le passé, mais les mêmes modes de construction sont présents dans l’architecture des promoteurs, les bâtiments sont simplement emballés, esthétisés comme si c’étaient des sculptures. Le réalisme capitaliste vient se nourrir de tout ce qui se base ailleurs ou contre, et va l’utiliser pour alimenter la machine. Pour moi « Who I Am Inside the Machine » va parler d’un prolongement du corps, et de son exposition. On aurait donc en première partie la position, puis l’exposition comme prolongement numérique qui rassemblerait géolocalisation, Big data, surveillance et reconnaissance, mais aussi notre existence administrative et médicale, en tant que sujet d’un laboratoire d’expériences sur les masses. Donc là ce sont des images de mon corps, mais je tente de poser en général la question de qu’est-ce qu’on est dans ce monde numérique ? Comment on est disséqués, fragmentés ? Et alors comment peut-on reconstruire une représentation du corps à partir de là.
2. Plusieurs de tes installations se composent d’instruments de musique, à l’image de Contrebasse (2017), Guitare deux manches (2018) ou plus récemment Guitare Rack et Shooting Range (2020). Quels liens entretiens-tu avec la musique et pourquoi revêt-elle une telle importance dans tes œuvres ?
La musique pour moi elle est partout, sous plein de formes, et c’est quelque chose qu’on ne peut pas enlever à la question de l’utopie. Elle y est centrale, elle rassemble, on joue souvent à plusieurs. Elle a une dimension collective, libératrice et aussi historique qui est indissociable pour moi de sa portée utopique. C’est vrai qu’elle va s’opposer à la place du totalitarisme dans ma pratique, peut-être une libération par la musique. C’est vrai que le contexte est très important, écouter du blues sans écouter son histoire, ce n’est qu’une suite de notes, ce n’est pas écouter du blues.
3. Tu as co-fondé avec d’autres étudiants de l’école des beaux-arts le collectif Cargo, peux-tu nous dire comment les projets du groupe s’inscrivent-ils dans tes propres questionnements et ce que revêt la dimension collective dans ton travail ?
On a fondé le collectif il y a trois ans et on est vraiment dans un aller-retour entre pratique collective et personnelle. Par exemple pendant six mois on travaille ensemble sur des projets qui vont tenter de rassembler la poésie, la politique, l’habitat et la musique ou chacun aura des rôles assez différents qui parfois s’interchangent. C’est une forme d’ingénierie organique, ce serait une notion d’intellectuel sans hiérarchie entre le faire, la pensée, et toutes les formes qu’y peuvent s’en dégager. On retrouve ça dans mon travail, je travaille souvent avec d’autres, les objets que je récupère ou les formes viennent toujours ou presque de collaborations, parfois avec un luthier, parfois avec les habitants d’un quartier, ou avec des danseurs par exemple.
4. Tes œuvres sont régulièrement composées de matériaux de récupération, je pense notamment à Guérite (2018), une installation pour laquelle tu as utilisé des volets de HLM par exemple, ou encore Musicale Resistance (2019), faite de papiers journaux sur des groupes de rock des années 1970, que tu as trouvé lors de ta résidence à Rio de Janeiro (Brésil) en 2019. Comment ces différents médiums s’inscrivent-ils dans ta pratique ?
Enfaite, ces matériaux de récupérations sont pour moi des sortes de persistances, des gestes des objets ou des formes qui vont en traversant le temps changer de sens. Je ne place pas de hiérarchie entre les différents médiums, j’ai une pratique assez vernaculaire, ce qui peut être inhérent à un art qui se veut politique. Les objets sont souvent déjà chargés de sens qui va changer en changeant de conditions ou de fonction. Sa ne t’aurait pas intéressé d’acheter des produits neufs par exemple ? Pour cette pièce non, après je n’ai pas de problème à acheter un matériau s’il m’en faut un. Ce n’est pas une obsession ou une obligation que je m’impose de tout faire en récupération. Je sélectionne certains objets que je sens que je vais pouvoir détourner ou hybrider comme pour les instruments.
5. Musical Resistance (2019) est d’ailleurs traversée par une notion qui embrasse une grande partie de ta pratique, la résistance. De quelles manières tes œuvres font-elles actes de désobéissance et de lutte ?
La lutte passe par l’activation, quelque chose qui est actif maintenant, en regard du passé et qui veut aller vers quelque chose, on ne sait pas encore vraiment quoi.
Tu penses qu’il y a quelque chose d’exutoire aussi par le fait de tirer avec ces instruments de musique, que la lutte passe par ça ?
Oui clairement, il y a un côté exutoire même de défouloir qui peut passer par une certaine violence, mais qui n’est jamais dirigée vers quelqu’un, plutôt une violence décomplexée qui va s’exprimer dans le vide et même dans la bonne humeur généralement. Et puis ce rapport politique qu’a le son, ou le chant, par exemple pendant les élections de Loukachenko en Biélorussie, on m’a rapporté qu’internet a été coupé pendant plusieurs jours et qu’il était interdit de chanter dans les rues sous peine d’être arrêté, les gens ont alors klaxonné. J’essaie aussi d’être toujours dans le renouvèlement de ma pratique, en évitant d’être dans le produit, le produit en série. Ce n’est pas une résistance politique directe, mais ça me donne une certaine liberté changer ce que je fais, et de m’intéresser à d’autres choses d’un point de vue plus personnel. Malgré tout, il y a des thèmes qui reviennent et des lignes qui se dessinent de plus en plus sans être des lignes droites ou des règles.
©Baptiste Aimé